[Critique] NEBRASKA

CRITIQUES | 2 avril 2014 | 1 commentaire
nebraska-affiche-france

Titre original : Nebraska

Rating: ★★★★½
Origine : États-Unis
Réalisateur : Alexander Payne
Distribution : Bruce Dern, Will Forte, June Squibb, Bob Odenkirk, Stacy Keach, Marie Louise Wilson, Rance Howard, Angela McEwan…
Genre : Drame/Comédie
Date de sortie : 2 avril 2014

Le Pitch :
Woody, un vieil homme, est persuadé qu’il a gagné 1 million de dollars à la loterie, suite à un jeu organisé par une société proposant des abonnements à des magazines. Ses enfants et sa femme n’arrivent pas à le raisonner, tandis que Woody se met en tête d’aller chercher ses gains. Résigné, son fils cadet, David, décide de le conduire à Lincoln, où se trouve le siège de la société. En chemin, ils font étape dans la ville qui a vu grandir Woody. L’occasion de prendre des nouvelles de vieux amis et de la famille. L’occasion aussi pour David de voir la situation lui échapper complètement…

La Critique :
Bruce Dern a tourné son premier film en 1960 (Wild River). Toute sa vie, bien qu’ayant collaboré avec bon nombre de grands réalisateurs, Dern est passé à côté de la gloire. De la vraie. De celle qui différencie les stars avec un grand S et les hommes de l’ombre, dont le rôle consiste bien souvent à seconder la tête d’affiche. Malgré tout, aux États-Unis, Bruce Dern a carrément bénéficié d’un statut particulier. Après tout, c’est lui qui a tiré sur John Wayne dans Les Cowboys (de Mark Rydell, 1972). Un acte qui lui a valu de se faire cracher dessus en pleine rue. Un assassinat de cinéma qui, selon le principal intéressé, a scellé son statut dans le paysage hollywoodien, le cantonnant à un niveau de reconnaissance intermédiaire, et semblant le condamner à une enfilade de rendez-vous manqués. Un destin étrange que celui de Bruce Dern… Une longue route sinueuse pour un homme humble, jamais tout à fait au bon endroit, qui n’a pour autant jamais laissé tomber. Attendant tranquillement le rôle qui allait le propulser au firmament. Un rôle comme celui de Nebraska, d’Alexander Payne. Le rôle d’une vie.
Nebraska est un projet de longue date. Alexander Payne a salement galéré pour imposer sa vision des choses, alors même que -une fois n’est pas coutume- ce n’est pas lui qui a écrit le scénario (c’est Bob Nelson). Il a galéré pour imposer le noir et blanc (on y reviendra) et pour imposer Bruce Dern, qui, comme vous l’avez compris, n’a jamais eu le profil de la star bankable. Finalement, il a gagné sur toute la ligne en obtenant ce qu’il voulait, pour accoucher un long-métrage remarquable.
Dans Nebraska, un homme, à l’hiver de sa vie, et son fils, avalent du bitume. Ce n’est pas la première fois qu’Alexander Payne illustre une fuite. Dans Sideways déjà, on pouvait suivre le voyage de deux hommes un peu paumés, réfugiés dans le vignoble californien. Dans Monsieur Schmidt, Jack Nicholson partait seul en camping-car au mariage de sa fille. Cette idée était même d’une certaine façon dans The Descendants, où le personnage incarné par George Clooney fuyait des responsabilités et une situation inconfortable, avant de se retrouver bloqué et donc forcé d’affronter son destin. Ici, dans Nebraska, c’est une loterie qui entraine deux hommes sur la route. Un père taciturne, plutôt misanthrope et mal en point, et son fils, entrainés dans une aventure singulière dont l’objectif principal est d’étudier une nouvelle fois (après Monsieur Schmidt notamment) les relations entre un père et ses enfants, un homme et sa femme, et de brosser en filigrane une métaphore sur la vieillesse. En cela, Nebraska s’inscrit parfaitement dans la filmographie d’Alexander Payne. Payne et son attraction naturelle vers le feel good movie, ce genre qui fait plaisir et qui colle le sourire, même si, cette fois, la chose est moins évidente car dominée par un côté dramatique peut-être plus prégnant. Une impression renforcée par le noir et blanc d’une photographie superbe et carrément parfois crépusculaire.
Pour autant, jamais Nebraska n’est plombant. Le réalisateur se refuse au misérabilisme. Même lors de scènes comme celle qui voit Woody et son fils chercher cette fameuse lettre annonçant le gain d’un million de dollars, dans la rue, de nuit. Même quand Woody accuse le coup et croule sous le poids d’années passées à ressasser et à regretter. Parfois à demi-mot, Nebraska égraine un espoir en forme de positivisme flagrant, pour illustrer l’amour qui unit le vétéran et son enfant. En résultent des moments véritablement et authentiquement touchants. Au détour d’une phrase, appuyée par un plan pertinent, Alexander Payne démontre d’un talent toujours plus affirmé pour traduire à l’écran des émotions universelles sans céder aux clichés faciles du sensationnalisme à l’américaine.
La famille de Woody sonne juste. Tout sonne profondément juste dans Nebraska, qui joue bien plus sur les non-dits que sur de longues tirades. En préférant s’appuyer sur ces silences qui en disent longs et sur ces regards parlants, le film gagne en pertinence et s’inscrit dans la tradition de ce cinéma vérité qui dit non à la vulgarité de l’excès.

Road movie profond, Nebraska s’appuie sur un savant décalage, propre à la patte d’Alexander Payne. L’humour, omniprésent, intervient sans crier gare, et tant qu’on y est, de la façon la plus naturelle qui soit. Certains personnages (voir les deux cousins), intervenant dans un but clairement comique, afin de distiller un rire salvateur. Bruce Dern, qui on le répète, trouve là le rôle de sa vie, est lui-même très disposé à jongler l’air de rien, entre une gravité certaine et un humour sous-jacent, aidé par un charisme de tous les instants. Grand bonhomme au visage émacié, comme sorti d’une toile de Norman Rockwell, Woody, son personnage, incarne un certain archétype de l’Amérique du milieu. D’une classe ouvrière marquée au fer rouge par l’histoire (ici la Guerre de Corée), engluée dans l’alcool et la routine et semble-t-il interdite de sentiments trop exacerbés.
Avec Woody, ses fils David et Ross et sa femme, Alexander Payne raconte son pays, convoque certains de ses fantômes et met au tapis un rêve américain qu’il réduit à un besoin viscéral de laisser une trace en ce monde, aussi minime soit-elle.

Bâti sur la légende discrète de son interprète principal, Nebraska peut aussi compter sur Will Forte. Acteur comique issu de l’école du Saturday Night Live, vu notamment dans How I Met Your Mother, 30 Rock et l’excellente comédie MacGruber, Forte revient au premier plan dans un total contre-emploi. Discret, mais omniprésent, il appuie Bruce Dern et lui donne le change, avec une dévotion admirable, prouvant au passage l’étendue d’un talent jusqu’alors sous-estimé. La complicité entre les deux acteurs est fantastique. On retrouve également au générique de Nebraska, le génial Bob Odenkirk, célébré notamment pour son rôle de Saul Goodman dans Breaking Bad, lui aussi à contre-emploi, et la formidable June Squibb (déjà dans Monsieur Schmidt où elle campait la femme de Nicholson), véritable bombe comique aux airs de ne pas y toucher. Il est également savoureux de retrouver cette vieille branche de Stacy « Mike Hammer » Keach, parfait en ami intéressé et roublard.

Avec Nebraska, super outsider des grandes remises de prix, Alexander Payne offre à sa filmographie une pièce de choix. Il prouve qu’il est à l’heure actuelle, l’un des plus grands conteurs d’histoires du cinéma américain. L’un des seuls à notamment parvenir à saisir la normalité des choses pour en faire des films universels, touchants et formellement magnifiques. Seul ce choix du noir et blanc apparaît un peu curieux. Certes, il est magnifique et confère une petite touche de classicisme au long-métrage, mais jamais il ne parvient à se justifier totalement. La mise en scène du réalisateur n’a pas besoin de cet artifice en forme de petit caprice, pour briller par sa faculté à pénétrer l’intimité de personnes à la fois ordinaires et extraordinaires. À saisir la perspective entre les grands espaces d’une Amérique rurale désertée et de simples personnages, un peu paumés dans des vies ravagées par les regrets.
Œuvre poétique, aux accents âpres et douceâtres, entre tragédie du quotidien et comique de situation, Nebraska est une réussite flamboyante. Un road movie beau à en pleurer, dans le fond et dans la forme.

Bruce Dern a remporté le prix d’interprétation à Cannes pour son rôle. L’espace d’un instant, il a touché du doigt cette gloire tant désirée, réconciliant sa légende avec elle-même. Boudé par les Golden Globes ou les Oscars, le comédien de 77 ans n’est désormais plus seulement ce salaud qui a buté John Wayne. Il est, et le sera pour l’éternité, Woody Grant, ce vieux monsieur persuadé d’avoir décroché le gros lot. Dans la réalité, de l’autre côté du miroir, c’est bel et bien ce qu’à fait Bruce Dern.

@ Gilles Rolland

Nebraska-Bruce-Dern-Will-Forte-Stacy-KeachCrédits photos : Diaphana Distribution

Par Gilles Rolland le 2 avril 2014

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[…] premier long-métrage en tant que réalisateur de Bob Nelson, le scénariste de l’excellent Nebraska, d’Alexander Payne. Alors que vaut au final ce drame familial bâti autour du vol d’une […]