[Critique] ZERO DARK THIRTY

CRITIQUES | 25 janvier 2013 | Aucun commentaire

Titre original : Zero Dark Thirty

Rating: ★★★★★
Origine : États-Unis
Réalisateur : Kathryn Bigelow
Distribution : Jessica Chastain, Jason Clarke, Joel Edgerton, Mark Strong, Jennifer Ehle, Kyle Chandler, Chris Pratt, Mark Duplass, James Gandolfini…
Genre : Drame/Thriller/Guerre
Date de sortie : 23 janvier 2013

Le Pitch :
Suite aux attentats du 11 septembre 2001 et au lancement de la guerre contre le terrorisme, pendant que les costards-cravate de l’administration U.S. s’agitent dans tous les coins et que les soldats en treillis attendent leur heure, une équipe d’officiers d’élite de la CIA, travaillant en secret partout sur la planète, se dévoue pour atteindre un but unique: trouver et neutraliser Oussama Ben Laden. Maya, analyste novice dans l’agence, va passer les dix prochaines années de sa carrière à mener l’enquête pour trouver le criminel le plus recherché du monde. Les années passent, les administrations militaires et présidentielles changent, les fausses pistes et les rumeurs se multiplient, et l’obsession de Maya pour son travail la consume. Seule contre tous, dans une opération qui préoccupera le monde pendant plus d’une décennie et qui s’achèvera par un raid de nuit au cœur de l’Abbottābād, au Pakistan…

La Critique :
Rien que l’existence de Zero Dark Thirty à elle seule semble surréaliste. Bien évidemment, c’était un fait acquis qu’il y aurait un film (ou sûrement plusieurs) sur la traque d’Oussama Ben Laden. Pour beaucoup d’individus (et pas seulement les américains), les souvenirs de la première décennie du 21ème siècle seront à jamais encadrés par le contexte de deux questions. Deux questions, identiques mais différentes, séparées par deux dates dissemblables, mais indissolublement liées l’une à l’autre: « Où étiez-vous…? » et « Où étiez-vous…? ». Et ceci n’est pas uniquement à titre personnel ou émotionnel. Ben Laden-lui-même est resté introuvable pendant si longtemps, qu’il est encore difficile à digérer qu’il ait été finalement abattu. C’est comme si quelqu’un avait trouvé le croquemitaine. Surréaliste, comme cité plus haut.

Et si il était évident qu’un film sur l’évènement verrait bel et bien le jour, les circonstances entourant celui-ci semblent presque trop étranges pour être vraies. Suite au succès de Démineurs, sa chronique précédente sur la guerre contre le terrorisme, la réalisatrice Kathryn Bigelow s’était fixée le challenge de filmer la traque de l’ennemi public numéro un et de transformer sa chute en véritable enjeu de cinéma. Après plusieurs années de mise en place, son film était prêt à entrer en production, soi-disant à la recherche d’une conclusion ambiguë, voire même pessimiste, avec la fuite et disparition présumées de Ben Laden pendant la bataille de Tora Bora, quand l’équipe de tournage apprit la nouvelle qu’il avait été trouvé et éliminé. Et tout à coup, ce qui était prévu comme étant une procédure militaire rigide, minutieuse et ultra-réaliste, s’est vu confronté avec une nécessité inattendue : avoir un « happy end ».

Courageusement, Bigelow a fait le film qu’elle voulait faire à la base, incorporant évidemment les nouveau faits pour la conclusion, mais ne laissant pas la présence innée de catharsis que la fin pourrait offrir changer l’approche ou le ton de l’histoire. Le résultat est incroyable : le premier film à chroniquer ce que certains pourraient appeler le premier grand moment « America! Fuck Yeah ! » depuis très, très longtemps, le fait sous la forme d’une dramatisation fictionnelle télescopée sur les faits et le souci du détail, avec une ambiguïté morale inconfortable et une absence quasi-totale de patriotisme exagéré ou de pompe porte-drapeau. Au final, un film qui allait attirer beaucoup de regards, quel que soit sa qualité, juste pour la nature historique monumentale des évènements qu’il représente à l’écran, est en réalité un vrai prodige de cinéma : un ouvrage puissant, intelligent, palpitant et tout simplement remarquable, qui compresse l’une des plus grandes chasses à l’homme de l’Histoire en thriller précis et méticuleux, de l’ordre de Zodiac ou des Hommes du Président, et marque le sommet d’une carrière. Ou de plusieurs.

L’histoire, on la connaît déjà. Basé sur des témoignages oculaires donnés au journaliste-devenu-scénariste Mark Boal, le film s’ouvre après la tragédie du 11 septembre et s’étend sur dix ans de traque jusqu’à « zero dark thirty », le terme d’espionnage pour « minuit trente » : l’heure de la mort de Ben Laden, d’où le titre de l’œuvre. Les agences militaires et de renseignements de l’Amérique sont profondément embourbées dans une guerre contre le terrorisme qui, à ce stade, devient de plus en plus fracturée et commence à dériver de son intention d’éliminer Al-Qaïda et l’homme responsable de la destruction du World Trade Center. Mais il reste des agents qui sont encore dévoués à la poursuite du terroriste le plus recherché du monde, et parmi eux se trouve le personnage de Jessica Chastain : une analyste de la CIA obsédée par son travail, dont l’identité réelle est bien sûr inconnue des archives publiques, mais qui est appelée « Maya » dans le film.

Nous, spectateurs, assistons à la vie professionnelle de Maya, étape par étape, chapitre par chapitre, alors qu’elle traverse des années de fausses pistes, de mauvais renseignements, d’échecs et de contretemps, de changements administratifs et d’obstacles bureaucratiques. Tout ce travail d’enquête méthodique et d’espionnage moderne est chroniqué dans le moindre détail, jusqu’à ce que le Sacré Graal des renseignements soit découvert. Arrivé là, le film peut présenter une recréation du raid désormais célèbre des Navy Seals, pour sa dernière demi-heure, qui détruit entièrement la notion qu’on ne peut pas rendre des tactiques militaires réalistes aussi palpitantes que des scènes d’un film d’action à l’écran, même quand on sait déjà qui a gagné.

Chastain est magnifique. Elle a toujours frôlé l’excellence depuis sa prestation onirique dans The Tree of Life, mais Zero Dark Thirty est l’argument en béton qui prouve qu’elle est une actrice brillante. Maya est bonne à rester dans les annales comme étant l’un des personnages féminins les plus réalistes et les mieux étoffés jamais produits par Hollywood. Son intelligence et sa dureté sont ainsi rendus crédibles par une évolution filmique qui voit sa nervosité de débutante s’endurcir en armure émotionnelle de vétéran, alors que l’enquête se poursuit.
Il serait facile (et entièrement compréhensible) pour que le film en fasse tout un plat sur cette grande victoire effectuée par une femme dans une profession qui est souvent vue comme étant le club ultime des hommes. Mais personne n’en dit un mot, et finalement Maya semble d’autant plus forte. Ce genre d’approche inhabituel, qui ne tient pas la main au spectateur, ne fait pas de grands speechs pour résumer son propos, ne porte pas de jugements, et ne s’amuse pas à déconner, s’étend sur tout le film. Épaulé par la mise en scène stupéfiante de Bigelow et la prestation iconique de Chastain, l’ensemble relève du chef-d’œuvre.

Beaucoup de choses ont été dites sur la controverse qui entoure le film : le fait qu’il présente des séquences de torture notamment. Ces scènes, qui occupent seulement la première demi-heure du film, montrent bel et bien des détenus terroristes qui sont soumis à divers supplices (spécifiquement : torture par l’eau, privation de sommeil, humiliation sexuelle et enfermement dans une boîte ayant à peu près la même taille d’une glacière – pour avertir les âmes sensibles) et révèlent des informations qui sont en fin de compte essentielles à l’objectif final, même si il y a aussi beaucoup plus d’instants où les pratiques n’aident pas du tout. Et oui, ces scènes sont dures à regarder, et peuvent heurter la sensibilité d’un jeune public. Mais représentation n’est pas la même chose qu’approbation.

Il a eu beaucoup de discussions pour savoir si oui ou non cela signifiait que le film approuve ces soi-disant « techniques d’interrogatoire renforcées ». Ce sont des discussions qui sont intéressantes, certainement, mais dans le cas de ce film, elles sont complètement à côté de la plaque. On n’est pas chez la casa Jack Bauer. Zero Dark Thirty est un test de Rorschach, un psycho-diagnostic de la réaction du spectateur : il présente ses faits tels qu’il les comprend, et ne fait aucun commentaire dessus, hormis via les réactions des personnages. Il applique la même perspective stoïque, inflexible et dénuée d’opinion, aux scènes d’interrogatoire qu’il applique aux séquences d’attaques terroristes. Zero Dark Thirty est un film qui affirme : « Voilà ce qui c’est passé. Pensez-en ce que vous voulez. ». En soi, quelque-chose d’incroyablement difficile à accomplir, mais qui est ici, la clé de tout le film.

Et même lorsque le coup fatal est tiré, le film reste de marbre. Il n’y a pas de triomphe quand le dragon est abattu. Pas de côté porte-drapeau après l’opération. À la place, ce sont les derniers instants de Zero Dark Thirty qui vont me hanter pendant des semaines. Parmi eux, une expression muette de Jessica Chastain qui en dit long, sans rien dire. Dans les mains de quelqu’un d’autre, ça aurait été un cri inhumain, ou un appel patriotique aux armes. Le film de Kathryn Bigelow ne dit rien. Les mots, c’est à vous de les trouver.

@ Daniel Rawnsley

Crédits photos : Universal Pictures International France

Par Daniel Rawnsley le 25 janvier 2013

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