[Critique] BERBERIAN SOUND STUDIO

CRITIQUES | 5 avril 2013 | Aucun commentaire

Titre original : Berberian Sound Studio

Rating: ★★★★★
Origine : Angleterre
Réalisateur : Peter Strickland
Distribution : Toby Jones, Tonia Sotiropoulou, Susanna Cappellaro, Cosimo Fusco, Suzy Kendall, Antonio Mancino…
Genre : Drame/Horreur/Épouvante
Date de sortie : 3 avril 2013

Le Pitch :
1976. Gilderoy, un bruiteur anglais timide et coincé, vient travailler en Italie dans un studio miteux et sans valeur pour fournir les effets sonores du Tourbillon Équestre, un film d’horreur explicite qu’il avait pris pour un film sur les chevaux. Face à des scènes d’une brutalité effroyable, et confronté à l’antipathie de ses collègues (le dyspeptique Francesco et l’élégant Santini) par rapport à son comportement british maladroit et son insistance à vouloir être remboursé pour ses dépenses, Gilderoy se réfugie dans ses rêves de campagne pastorale anglaise, inspiré par des lettres poignantes de sa mère. Mais à mesure que les actrices se succèdent pour enregistrer une litanie de hurlements stridents, alors que des légumes innocents périssent sous les coups de couteaux destinés aux bruitages et que la magie noire du long-métrage commence à faire son effet, la limite entre film et réalité, entre documentaire et drame, commence à fondre comme un photogramme endommagé, se gravant dans l’esprit torturé de Gilderoy…

La Critique :
L’une des règles d’or du cinéma narratif est de montrer, et de ne pas expliquer. Il s’agit d’une leçon que certains réalisateurs modernes feraient bien d’apprendre. Berberian Sound Studio fait le contraire. Ici, c’est le son qui dit tout, et l’image qui reste muette. Le reste est laissé à l’imagination. Il semblerait bien que son réalisateur, Peter Strickland, ait conçu la métaphore parfaite pour offrir une vraie expérience au spectateur : essentiellement, la manière dont fonctionne le son pour augmenter la puissance de l’image en mouvement, inciter des effets psychologiques et nous transporter dans son monde immatériel. La plupart du temps, on s’y aventure. Il nous arrive aussi de s’y perdre.

C’est certainement ce qui est arrivé à Jeff Goldblum dans Le Rêve du Singe Fou, un thriller espagnol qui voyait l’obsession tordue de quelqu’un qui écrit un film pour ensuite se faire consumer par le monde qu’il a créé. Et c’est le destin figuratif de Gilderoy, un petit bruiteur anglais interprété par Toby Jones, qui vient travailler sur la postsynchronisation d’un film d’horreur italien : d’abord choqué par la violence qu’il voit, il finit par être séduit par un monde sensoriel qui est alternatif au sien.

Ce monde ne ravirait pas la cinéphilie « intellectuelle » : c’est celui des giallo, les slashers évocateurs de Dario Argento et les films d’horreur à petit budget italiens à la Mario Bava, un mélange sensationnel de sexe, de satanisme et de violence qui ont défini le modèle stylisé de toute une génération dérivée de films chocs américains dans les années 70. La ciné-culture de Strickland est suprêmement visible ici, et pourtant pas étonnante. On détecte des clins d’œil à des sources aussi diverses que les incantations pelliculaires de Kenneth Anger, le travail inachevé qu’était L’Enfer de Henri-Georges Clouzot (également le sujet d’une enquête et d’une reconstruction révélatrice dans un documentaire aussi étrange que psychédélique), les images de Polanski, ou encore Suspiria.
Bon joueur, Strickland prend même la peine de nous montrer brièvement le générique du film à l’intérieur de son film, Le Tourbillon Équestre, spécialement pour les connaisseurs. Toutefois, son esprit glaçant et détaché le place très loin de l’approche affective favorisée par Robert Rodriguez et Quentin Tarantino envers le cinéma grindhouse. En effet, le premier film de Strickland, l’extraordinaire Katalin Varga, s’inspirait des récits « rape and revenge » et déconstruisait un archétype mythique en pleine campagne européenne. L’homme derrière la caméra s’est bien instruit en matière de cinéma de genre : il reconnaît les différents genres , il les comprend, et s’en sert non pas pour leur rendre un hommage désinvolte, mais pour les retourner, les transformer en quelque chose d’inattendu.

De manière cruciale, l’action et le gore du film ne sont jamais perçus par nous, spectateur. Le spectacle indescriptible sur lequel travaillent Gilderoy et compagnie dépend largement de la suggestion. Fidèle à son titre, Berberian Sound Studio ne montre pas le film mais le studio : une équipe ennuyée qui poignardent, démembrent, écrasent et pulvérisent des légumes avec une violence aussi comique que barbare devant des micros pour simuler de manière auditive l’atrocité humaine, alors que des actrices accompagnent le tout avec des hurlements dans des cabines insonorisées. Ce qui importe, c’est le son, et tout l’équipement « magique » qui créé et manipule les effets sonores. Strickland observe ce monde pré-digital avec passion et fascination : on parle du son analogique, des sons qui sont produits dans le monde réel, une matière façonnable comme de la pierre. Ces même sons qui sont à l’origine de l’horreur pure et sensuelle du long-métrage, et deviennent objet d’immersion pour Gilderoy : les cris, les grattements, les bruits sourds et secs, les clics électroniques, les silences poussiéreux qui font ressortir ses peurs et les nôtres. Ces mêmes sons qui envahissent le studio qui, avec les cris insensés qui retentissent dans ses couloirs, s’apparente presque à un hôpital psychiatrique.

Au centre de tout cela se trouve la versatilité brillante de Toby Jones. Inépuisable, inexhaustible, impeccable, c’est un acteur caméléon, qui s’est fondu dans le rôle de Truman Capote et a donné vie au personnage elfique de Dobby. Récemment, il concurrença Anthony Hopkins dans le rôle d’Alfred Hitchcock avec sa prestation lugubre dans le téléfilm HBO sur la production des Oiseaux, The Girl. Dans Berberian Sound Studio, il brille encore, parvenant à transformer son expression quasi-permanente de fatigue et de confusion en quelque chose de plus troublant : un petit homme dépassé par les événements mais en quelque-sorte cheminant vers une découverte de soi. Avec un visage de chérubin qui trahit à la fois innocence, vulnérabilité et cruauté, la façon dont il se dévoue et se sacrifie à son travail devant la console de mixage dans un studio aussi miteux que secret n’est pas sans rappeler Le Voyeur de Michael Powell. La question demeure si le studio l’a corrompu ou lui révèle son destin final. Son travail devient presque une incantation, supervisé par un prêtre (Santini, le réalisateur sinistre de la production, lui demande s’il croît en Dieu), l’entraînant dans un monde nouveau à travers le sortilège magique du cinéma, ou plutôt le son du cinéma.

Berberian Sound Studio est une sombre énigme. Ambitieux, il s’aventure très loin à travers son univers claustrophobe. Une porte s’ouvre après l’autre, et le film devient une sorte de boîte de Pandore : de plus en plus, des complexités, des significations, des profondeurs s’en détachent. Son récit doit beaucoup au Videodrome de David Cronenberg, qui voyait également un homme être absorbé par le monde de la vidéo et de la violence, au point d’entrer en communion avec sa télévision. Vers la fin, le film abandonne la logique linéaire de sa narration pour un troisième acte anarchique dont l’implosion métaphysique n’éclaircit pas le mystère des questions qui seront soulevées, mais reste néanmoins cohérent jusqu’à la dernière bobine. Peter Strickland est peut-être un réalisateur émergent, mais son œuvre est une musique concrète, anxieuse et distinctive. Ses goûts d’humour noir sont bizarres et ses références solides. Il saisit et capture l’étrangeté de cette expérience inquiétante qu’est de se perdre dans l’horreur du cinéma. Et quelque part, David Lynch est en train de faire des cauchemars…

@ Daniel Rawnsley

Berberian-Sound-Studio-Toby-Jones-photoCrédits photos : Wild Side Films / Le Pacte

Par Daniel Rawnsley le 5 avril 2013

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