[Critique] LE CINQUIÈME POUVOIR
Titre original : The Fifth Estate
Rating:
Origine : États-Unis
Réalisateur : Bill Condon
Distribution : Benedict Cumberbatch, Daniel Bruhl, Anthony Mackie, David Thewlis, Alicia Vikander, Stanley Tucci, Laura Linney…
Genre : Thriller/Drame/Biopic/Adaptation
Date de sortie : 4 décembre 2013
Le Pitch :
La rencontre entre Julian Assange et Daniel Domscheit-Berg est historique : formant une petite équipe de surveillance clandestine contre les puissants et les privilégiés, ils vont créer WikiLeaks, une plateforme informatique qui permet à des dénonciateurs de poster sous anonymat des données secrètes, ouvrant des portes sur les sombres recoins des confidences gouvernementales et la criminalité des entreprises. Alors que leur influence grandit, ils doivent considérer l’aide proposée par d’autres organisations médiatiques, tels que le journal britannique le Guardian. Mais en 2010, quand Assange et Berg gagnent l’accès à la plus grande mine de renseignements secret-défense américains de l’histoire, des milliers de dossiers confidentiels détaillant des opérations inconnues en Afghanistan, leur combat se retourne contre eux, et le principe de liberté des informations sur lequel s’est fondé WikiLeaks est remis en question…
La Critique :
« Tout est politique. » – Thomas Mann.
Ces mots célèbres sonnent particulièrement vrais pendant la saison des « films sérieux » de l’automne et de l’hiver, comme un exemple de plus qui démontre pourquoi la route vers Oscar et son palmarès en fin d’année peut parfois être épuisante.
La division Été/Automne dans le planning des sorties à Hollywood s’est originalement développée à partir des démographies d’âge (les enfants et les ados sont plus dispos dans les mois de l’été, donc faites pétez les explosions et les super-héros !) ; mais c’est aussi devenu une fracture incidente de la prétendue « guerre culturelle ». Alors que la société américaine devient de moins en moins homogène, avec aucun créneau en particulier pouvant véritablement illustrer la voix de la majorité omnipotente et la nouvelle norme des publics mondiaux étant tout aussi importante pour les économies de l’industrie du cinéma, un nouveau paradigme délibéré en émerge : les « films pour adultes » de l’automne et de l’hiver ont le droit d’avoir des motifs, des messages et des perspectives spécifiquement politiques ou philosophiques, alors que les « films pour ados » font de leur mieux pour rester apolitiques.
C’est peut-être l’une des raisons pour laquelle les super-héros sont devenus le nouveau type de protagonistes préférés du cinéma : dans une époque comme celle-ci, où les anciens gentils du cinéma (les soldats, les flics, les cowboys…etc.) semblent tous venir avec leur propre contexte politique, les super-héros offrent un spectacle imaginaire, où des personnages combattent des maux (généralement) imaginaires pour des raisons imaginaires. Les Avengers protègent New York, mais contre des extraterrestres et le Dieu de la Tromperie plutôt que Al-Qaïda et la Corée du Nord. Même Captain America se bat contre des rejetons « science-fictionnels » du nazisme, tout en faisant de beaux discours universels du style « Mangez vos légumes, respectez vos ancêtres » qui donnent seulement l’impression d’être « patriotiques » par la vertu du costume. Les blockbusters qui insistent sur telle ou telle idée cachée sont souvent punis au box-office, comme cela semblait être le cas avec White House Down.
Mais pendant l’automne ? Durant l’hiver ? La chasse est ouverte aux intérêts idéologiques. C’est la période où l’on nous sert des films environnementalistes, des drames historiques sur l’esclavage et les droits civils, des documentaires sur les conspirations gouvernementales et des biopics sur des personnages controversés. Bien beau, tout ça, mais aussi fatiguant, surtout maintenant que nous, cinéphiles et spectateurs, devons affronter la charge pénible des préjugés et du favoritisme non seulement dans notre perspective artistique, mais aussi dans notre philosophie ; ce qui est particulièrement agaçant pour ceux qui essayent de ne pas en avoir.
Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas personnellement choisir son camp et avoir ses avis à soi, mais juste qu’ils ne sont pas « unifiés » par une sorte de grande théorie. Socialisme, capitalisme, objectivisme, qu’importe. Certains se moquent du courant de pensée et d’où vient la solution à un problème ; tant que le problème est résolu et qu’on passe à l’étape suivante.
C’est peut-être pourquoi une certaine admiration (plaisir n’est pas le bon mot) est exprimable envers Le Cinquième Pouvoir, le nouveau drame sur l’histoire de WikiLeaks qui formule la montée en puissance du fameux site de dénonciation et la dissolution de l’amitié entre son fondateur Julian Assange et son compère Daniel Domscheit-Berg comme une sorte de mise en garde sur ce qui peut se passer quand un engagement précipité à un idéal philosophique ou politique se heurte au monde réel.
Le film fait d’Assange sa pièce maîtresse, aidé d’une prestation glorieusement cabotine de Benedict Cumberbatch : charmeur, faux cul, et changeant furtivement d’humeur, toujours avec ce même regard noir derrière ses fameuses boucles blanches. Mais l’histoire est moins la sienne que celle du récit de Domscheit-Berg et d’un groupe d’opérateurs WikiLeaks de bas-étage parcourant le genre de trajet narratif qu’on associe le plus souvent à des films sur les sectes religieuses, et des idéalistes devenus survivants blasés. (Le vrai Assange, qui à l’heure actuelle est encore planqué dans une ambassade à Londres sous le feu d’accusations d’inconduite sexuelle, a condamné le film pour propagande mensongère, des accusations que Cumberbatch s’amuse à réciter à la fin du métrage).
D’abord épatés par l’idéalisme d’informations-libres-à-tous d’Assange et de son WikiLeaks (dont le but original était d’être un site sécurisé laissant des dénonciateurs mettre en ligne autant de secrets confidentiels des gouvernements qu’ils voulaient), ils se retrouvent progressivement aux prises avec le fanatisme égocentrique de leur leader autoproclamé, qui a une insouciance apparemment hypocrite pour ses propres dommages collatéraux.
Les choses arrivent au point critique pendant la grande heure de gloire du site en 2010 (la parution par milliers de documents secret-défense de l’armée américaine), où eux et leurs collaborateurs de journal le Guardian sont horrifiés d’apprendre qu’Assange, qui est idéologiquement opposé à l’idée de modifier les documents postés sur WikiLeaks, compte renoncer à sa promesse de censurer les noms d’agents et d’informateurs américains nommés dans les documents, mettant potentiellement leurs vies en danger. Ceci semble être symbolique non seulement d’Assange lui-même, mais aussi des déchéances beaucoup trop fréquentes qui accablent la communauté « hacktiviste ».
Le film se donne du mal pour la jouer « équitable », personnalisant l’antipathie d’Assange envers les mensonges d’État à travers la célèbre vidéo postée sur WikiLeaks de soldats faisant feu sur des ouvriers de Reuters en Irak, tout en mettant un visage humain au centre des répercussions, avec Laura Linney dans le rôle d’une employée du Département d’État essayant désespérément de sauver son ami, un informateur dans le gouvernement libyen, quand son identité est compromise.
Mais il fait aussi en sorte que sa propre perspective reste immanquablement claire : louant les idéaux derrière WikiLeaks tout en damnant son chef en tant que mégalomane froid et intempérant. Sans doute que ceci n’assouvira ni les défenseurs d’Assange (qui seront probablement d’accords avec la supposition du film comme faisant partie d’une attaque coordonnée sur le personnage), ni les détracteurs de WikiLeaks, mais l’effort est quand même fait. Après tout, on parle d’un Film Sérieux.
Cela dit, on peut admirer les ambitions du Cinquième Pouvoir sans pouvoir l’appeler un grand film. Son point de référence le plus évident est The Social Network, et il est intriguant de constater qu’il arrive à extorquer moins de drame informatique du monde des claviers et des ordis portables que son prédécesseur, surtout qu’il s’agit ici véritablement de questions de vie ou de mort. Parfois, l’ensemble est trop simpliste : si Daniel Brühl se débrouille bien avec le rôle de Domscheit-Berg, le personnage se résume à une sorte de page blanche ; difficile de concevoir que quelqu’un d’aussi intelligent prenne aussi longtemps pour réaliser qu’Assange n’était pas le héros bienveillant qu’il prétendait être. Et l’erreur est grande quand le film n’est même pas foutu de reconnaître l’incapacité apparente de WikiLeaks et du Guardian de protéger leur source d’infos, Chelsea Manning.
Mais tels sont les risques et périls à faire des films sur des événements historiques qui sont encore d’actualité. Le Cinquième Pouvoir souffre par sa fin, obligé de s’achever en plein milieu de sa propre histoire – un sort similaire à celui de W, l’échec bien-intentionné d’Oliver Stone quelques années auparavant. Mais pris sur ses propres termes, comme un info-divertissement flashy de studio, c’est une expérience fréquemment divertissante, quoique très loin d’atteindre un statut d’importance ou de classique. Si seulement tous les drames « sérieux » de ce genre pouvaient être aussi tolérables…
@ Daniel Rawnsley
Crédits photos : Metropolitan FilmExport