[Critique] ENEMY
Titre original : Enemy
Rating:
Origines : Canada/Espagne
Réalisateur : Denis Villeneuve
Distribution : Jake Gyllenhaal, Mélanie Laurent, Sarah Gadon, Isabella Rossellini…
Genre : Thriller/Adaptation
Date de sortie : 27 août 2014
Le Pitch :
Adam, un professeur d’histoire, mène une vie paisible avec sa petite-amie. Un jour, alors qu’il regarde un film, il découvre l’existence d’un acteur qui lui ressemble en tous points. Profondément troublé, le jeune homme décide de retrouver son sosie afin d’en savoir plus. Il s’engouffre alors dans une étrange spirale…
La Critique :
Fortement remarqué grâce à Incendies, le réalisateur canadien Denis Villeneuve a carrément explosé avec Prisoners, son magistral thriller adulé un peu partout autour du globe, mettant en scène Jake Gyllenhaal et Hugh Jackman. Aujourd’hui, le cinéaste suscite de grosses attentes. Pour autant, tout dans son travail indique qu’il s’affranchit avec un certain bagout de la moindre pression, pour continuer d’explorer différentes thématiques de la façon la plus libre et personnelle qui soit.
Prisoners et Enemy furent signés quasiment en même temps. Leurs tournages se sont en cela chevauchés. Le grand succès critique n’a donc pas influencé Villeneuve, qui put mieux se focaliser sur sa vision du roman de José Saramago, dont son nouveau long-métrage est l’adaptation.
Mise à part la présence de Gyllenhaal au générique, rien ne rapproche à priori Prisoners et Enemy. L’un s’intéressait à la disparition d’un enfant et l’autre à la relation ambiguë de deux sosies. Dans la forme par contre, la patte de Villeneuve est bel et bien identifiable. Et ce dès la première scène.
Basé sur une rythmique plutôt lancinante, Enemy choisit de débuter d’une façon on ne peut plus mystérieuse, dont les images un poil anxiogènes ne sont pas sans rappeler le cinéma de David Lynch. L’araignée s’impose d’emblée comme la créature symbolique de l’œuvre. Elle le restera jusqu’au bout, illustrant les ressentis des personnages et servant en quelque sorte de métaphore à cette figure féminine et maternelle incarnée à la fois par Mélanie Laurent et Sarah Gadon.
Décrit par son chef d’orchestre comme une partition ludique, ce jeu du chat et de la souris prend aux tripes grâce à son intrigue tortueuse habile, car avare en réponses faciles. À chacun de se faire son interprétation. Les indices sont là, mais au fond, c’est au spectateur de trouver la sortie de ce labyrinthe mental.
Car à l’instar de Prisoners et de ses labyrinthes faisant office de pièces à conviction dans l’enquête menée pour retrouver la trace de l’enfant kidnappé, Enemy s’impose comme un casse-tête. Un jeu mental néanmoins beaucoup plus abstrait, car basé quasi exclusivement sur de rares éléments indiquant qui fait quoi, qui est qui, où et comment.
Œuvre complexe, Enemy appelle un lâcher-prise constant. Villeneuve ne veut manifestement pas proposer à son public quelque chose comme Inception, à savoir assez tape-à-l’œil et roublard. Le but n’est pas de remettre à leurs places respectives les morceaux d’un puzzle, mais bien de se construire sa propre logique. Ce qui, il faut bien l’avouer, peut s’avérer frustrant si tant est qu’on ne soit pas familiarisé avec ce genre de divertissement.
Jamais le film ne prend le spectateur par la main. Il pose son décors, se refuse à un spectaculaire facile et construit un cauchemar éveillé qu’il enveloppe de la plus belle des façons, grâce à une mise en scène inspirée et parfaitement maîtrisée et à une photographie sublime, qui appuie ce côté onirique légèrement angoissant.
Court et hitchcokien (l’intrigue, la blondeur des deux héroïnes, la mise en scène vertigineuse…), le tableau brille par son ahurissante prestance formelle et par la grande qualité de ses plans, tous parfaitement justifiés et imbriqués les uns aux autres.
À l’intérieur de ce dédale mental, Jake Gyllenhaal assoit une présence solide, dans deux rôles opposés, amenés à s’entrechoquer. En profitant pour livrer deux performances qui se répondent dans une économie de mots, l’acteur sert de pivot à un jeu de faux semblant perturbant, autour duquel gravite l’excellente Sarah Gadon et Mélanie Laurent, ici complètement pertinente dans un rôle purement sensitif et sensuel qu’elle comprend parfaitement.
Surprenant, Enemy ne manquera certainement pas d’en décevoir ou au moins d’en désappointer certains. Villeneuve s’en moque et brille par son entière intégrité. Son nouveau film est l’un de ses meilleurs. Il marque, encourage la réflexion, et fascine tout en bâtissant une peur viscérale.
Un peu comme cette ultime séquence, incroyable et mémorable, dont le dernier plan restera sans doute gravé un moment dans les esprits.
@ Gilles Rolland
Crédits photos : Version Originale / Condor