[Critique] ROSEMARY’S BABY
Titre original : Rosemary’s Baby
Rating:
Origine : États-Unis
Réalisateur : Roman Polanski
Distribution : Mia Farrow, John Cassavetes, Ruth Gordon, Sidney Blackmer, Ralph Bellamy, Charles Grodin, Maurice Evans…
Genre : Épouvante/Horreur/Drame/Adaptation
Date de sortie : 30 octobre 1968/24 septembre 2014 (copie restaurée)
Le Pitch :
L’opportunité est trop belle pour la laisser s’envoler. Rosemary et Guy Woodhouse ne peuvent se résoudre à abandonner cet appartement, certes un peu vétuste, mais superbement cosy, dans un vieil immeuble new-yorkais. À peine ont-il emménagé qu’ils font la connaissance des charmants Minnie et Roman. Très intrusifs, mais néanmoins serviables, ces voisins un peu étranges inquiètent une Rosemary de plus en plus épuisée par une grossesse difficile. Elle en est persuadée, leurs nobles intentions et la façon dont il se préoccupent de la santé du bébé, cachent quelque chose…
La Critique :
Le Dakota Building se dresse au milieu de la jungle de béton new-yorkaise, avec une majesté certaine assortie d’une pointe de prétention. Bâtiment orgueilleux de par sa superbe, mais aussi intimidant et fascinant, situé à l’angle de la 72ème rue et de Central Park West, il toise Manhattan, conscient qu’il semble être de la place qu’il occupe et de l’attrait qu’il suscite. Quand Roman Polanski choisit le Dakota pour illustrer l’étrange demeure maléfique de l’adaptation du fameux roman d’Ira Levin, l’hôtel a déjà la côte. De nombreuses célébrités y ont, à un moment ou à un autre, posé leurs valises. Plus tard, en 1980, un soir de décembre, il est le témoin de l’assassinat de John Lennon par Mark David Chapman. Lennon qui s’y était installé avec sa femme et son fils depuis quelques temps déjà. Les coups de feu du déséquilibré résonnèrent dans les murs du Dakota, lui conférant un prestige morbide encore aujourd’hui responsable du statut si spécial de ce lieu à part. Dans Rosemary’s Baby, l’hôtel occupe une place centrale. Pas aussi centrale que l’Overlook du Shining de Kubrick mais quand même. Il accueille le Diable et ses suppôts. Une évocation diabolique qui, selon les dires de quelques membres influents de la « famille » de Charles Manson, plaça Roman Polanski sur la liste sanglante du gourou, aux côtés de Tom Jones ou de Steve McQueen. Finalement, c’est Sharon Tate, la femme du réalisateur, qui périt lors d’une soirée tragiquement rentrée dans l’histoire, lorsque les membres de la secte de Manson se livrèrent à un carnage rituel sur une poignée de bourgeois, pensant trouver là le metteur en scène. Sharon Tate ne fait qu’une apparition furtive dans Rosemary’s Baby, mais c’est elle qui fit les frais de la folie de l’ennemie public numéro 1. Charles Manson qui prit le film très au sérieux. De la même façon dont il perçut l’innocente chanson Helter Skelter des Beatles. Toujours selon les dires des rares témoins de la démence du maniaque.
De quoi offrir à Rosemary’s Baby un statut unique. De quoi l’imposer comme des prémices de la fin du rêve hippie, quelques mois après le Summer of Love et peu de temps avant le festival de Woodstock et son gigantesque rassemblement en forme d’ultime fulgurance d’un rêve qui aurait pris conscience de sa propre condition éphémère et tragiquement utopique, face au cynisme galopant d’une société gangrénée de l’intérieur…
Plus qu’un simple film d’épouvante, Rosemary’s Baby est l’un des plus brillants symboles de son époque. Le fait qu’il fut réalisé dans la foulée de la publication du livre apportant une preuve de plus quant à sa signification. En jetant en pâture aux démons une jeune femme naïve et qui plus est enceinte, l’œuvre -que ce soit celle de Polanski ou celle de Levin- interprète les premiers soubresauts de la fin d’une révolution idéologique et pacifique qui, si elle aura néanmoins laissé des marques de son passage, n’a pas eu d’autre choix que de plier l’échine face aux autorités, avant de disparaître, notamment dans le sang de ce jeune spectateur tué lors du concert des Rolling Stones à Altamont fin 69. Le Diable est dans les détails. Dans Rosemary’s Baby, les détails sont légion. Ils symbolisent le mal à l’état pur. Celui qui se cache derrière des visages amicaux et sous les promesses de politiciens corrompus. En poussant, un peu plus loin l’analyse, on peut même affirmer que le récit prédit l’arrivée au pouvoir d’un homme influent animé de mauvaises intentions. L’arrivée dans le Bureau Ovale de Richard Nixon quelques mois après la sortie du film, pouvant être interprété de cette façon, lui qui entre autres choses, symbolise -avec d’autres- encore aujourd’hui tout ce qui cloche dans la politique moderne.
Ceci dit, tout ces points collaient déjà au livre d’Ira Levin. Roman Polanski a apporté son interprétation du propos, sans en dénaturer l’essence (bien au contraire) mais en injectant savamment quelques unes de ses obsessions personnelles, tout particulièrement concernant cette critique de la vie urbaine étouffante et perverse, qu’il étudiait déjà en 1965 avec Répulsion et qu’il abordera à nouveau en 1976 avec Le Locataire. Les trois films formant une sorte de trilogie axée sur cette horreur insidieuse car directement liée aux modes de vie contemporains.
Rosemary’s Baby est un sommet dans la filmographie du cinéaste. Influence majeure ayant largement dépassé le cadre du cinéma, ce chef-d’œuvre total n’a de plus, pas pris une ride depuis sa première projection. Il diffuse un malaise croissant, et dispense des frissons bien plus prégnants que ceux qui habitent la majorité des films modernes. Il touche au vif de nos angoisses les plus viscérales et démontre d’une remarquable faculté à instaurer une ambiance dont il est difficile de s’extraire une fois que le générique de fin s’est achevé.
Dans la forme, ce monument du cinéma des années 60 réussit sur toute la ligne. Dès les premières mesures, la musique de Krzysztof Komeda imprègne les superbes mouvements d’une caméra virtuose, mue par une authentique vision et par une maîtrise parfaite de l’espace et du cadre. La magnifique photographie aux accents gothiques de William A. Fraker finissant d’offrir au film un cachet propice à l’immersion totale.
Rosemary’s Baby n’a pas usurpé sa réputation. Ce n’est pas pour rien qu’on le cite systématiquement quand on se livre à l’exercice périlleux qui consiste à dresser la liste des meilleurs film d’horreur de tous les temps. Lui, il squatte en général les premières places, au coude à coude avec L’Exorciste, La Maison du Diable et Shining. À l’instar de ces trois références, le film de Polanski s’avère sans véritable faille. Rythmé à la perfection, basé sur une montée en puissance efficace et implacable, il met en outre en scène des acteurs investis. Mia Farrow en premier lieu, elle qui incarne cette naïveté sacrifiée. Déchirante de sincérité, habitée comme si sa vie en dépendait véritablement, l’actrice fait un travail remarquable, en face d’un John Cassavetes, peut-être plus discret mais néanmoins éclatant de charisme et d’ambiguïté. Dans le rôle des voisins, l’excellente Ruth Gordon et Sidney Blackmer prêtent quant à eux leurs traits au mal avec un grand M.
Basé sur une suggestion bien plus efficace que n’importe quelle démonstration gore, Rosemary’s Baby est un modèle du genre. Un modèle de narration, de cinéma et de perfection due à une exigence de tous les instants. Témoignage d’une époque complexe, pur trip terrifiant de bout en bout, partition tragique inoubliable, il justifie à chaque vision son statut. De Black Sabbath à la série 30 Rock, le bébé de Rosemary se retrouve 46 ans après sa sortie dans plusieurs branches de la culture pop. Non content d’avoir marqué son temps, il continue de se poser comme un des exemples parfaits d’un cinéma abouti, marquant, et ô combien traumatisant, tout en synthétisant l’essence profonde de quelques-unes de nos peurs les plus indicibles.
@ Gilles Rolland
Crédits photos : Action Cinémas/Théâtre du Temple