[Critique] TESS
Titre original : Tess
Rating:
Origines : Angleterre/France
Réalisateur : Roman Polanski
Distribution: Nastassja Kinski, Peter Firth, Leigh Lawson, John Collin, Sylvia Coleridge, Richard Pearson, Rosemary Martin…
Genre : Drame/Adaptation
Date de sortie : 31 Octobre 1979
Le Pitch :
À la fin du XIXème siècle, dans le Dorset, une famille de paysans, les Durbeyfield, apprennent qu’ils seraient les descendants d’une famille de nobles, les D’Urbervilles. Pensant pouvoir réclamer une part des biens familiaux, le père envoie sa fille aînée, Tess, se présenter à eux. Elle rencontre Alec D’Urbervilles, qui lui explique qu’ils n’ont aucun lien de parenté, sa famille ayant simplement acheté ce nom. Mais Alec est bien décidé à ne pas laisser repartir la jeune fille qui est loin de le laisser indifférent. La vie mouvementée de Tess loin de chez elle lui apportera autant de malheur que de bonheur…
La Critique de Tess :
Tout commence avec Sharon Tate, comme le raconte Quentin Tarantino au détour d’une scène de son uchronie nostalgique Once Upon a Time… in Hollywood, lorsque la jeune actrice offre à son compagnon Roman Polanski le livre Tess D’Urbervilles de Thomas Hardy. Ce n’est que quelques années après la disparition de Tate que Polanski lira le livre. Réalisant combien le rôle lui aurait convenu, il décide de le porter à l’écran en 1979, se fendant d’une simple et pudique dédicace « à Sharon… » à la fin du générique de début.
Thomas Hardy est un romancier et poète anglais qui aimait à dépeindre le monde rural et la société qui l’entourait, teintant ses œuvres d’une vision pour le moins pessimiste et même déprimante de la vie. En cela, le chemin de croix de Tess D’Urbervilles n’est pas moins tragique que la vie de Sharon Tate. Polanski rédige l’adaptation avec son fidèle collaborateur Gérard Brach, également co-scénariste de Le Locataire, Répulsion, Vampire…Vous avez dit Vampire ?, Pirates et Frantic (parmi les autres travaux prestigieux de Brach, nous citerons Jean de Florette, Le Nom de la Rose, L’Africain et La Guerre du Feu). Le premier jet de Tess existe ainsi d’abord en français et sera re-traduit en Anglais par John Browjohn, un autre régulier de Polanski puisqu’il signera justement les scénarios dans la langue de Shakespeare de Pirates ou La Neuvième Porte.
Arrête-moi si tu peux
En raison des poursuites judiciaires à l’encontre de Roman Polanski aux États-Unis, celui-ci s’exile en France dès le milieu des années 70. Tourner en Angleterre s’avère impossible car il risque l’extradition. Comment dès lors donner à Tess le cachet visuel nécessaire pour ancrer l’histoire dans la campagne anglaise de l’ère victorienne, toile de fond de l’œuvre ? Très simple: le producteur Claude Berri, ravi de récupérer dans son giron le réalisateur de succès hollywoodiens tels que Rosemary’s Baby ou Chinatown, ne regarde pas à la dépense pour dénicher et déplacer ses équipes dans les zones rurales françaises les plus rustiques afin de figurer l’Angleterre du siècle précédent. La mise en image du projet est confiée à Geoffrey Unsworth, chef-opérateur de renom (Superman, Cabaret, Un Pont trop Loin notamment) dont la collaboration avec Kubrick sur 2001: L’Odyssée de l’Espace crée une sorte de filiation entre Tess et Barry Lyndon, deux films que l’on pourrait qualifier de cousins dans leur mise en scène naturaliste. Unsworth décède malheureusement avant la sortie du film mais remportera l’Oscar de la meilleure photo à titre posthume. Car Tess est un film visuellement somptueux, ou le cadre et la lumière de chaque photogramme nourrissent la dramaturgie et le parcours des personnages.
Les routes du paradis
Influence du pays de tournage ou pas, Tess est un film très européen (et à fortiori français) dans l’âme, ne sur-découpant jamais ses scènes. Le tempo, crucial dans un film de cette durée (2h50), n’est pas dicté par le montage mais par le rythme interne de chaque scène. Polanski laisse le temps à ses acteurs de déclamer et de respirer; et aux spectateurs, d’apprécier les dialogues, forcément très « écrits » au vu de la nature littéraire du matériau d’origine. Mais la force du film tient pourtant au fait que Polanski soigne tout autant l’aspect non-verbal de sa mise en scène, par le biais de petits silences et pauses qui en disent long parfois, mais aussi et surtout par la dimension très picturale de plans que l’on peut qualifier de tableaux naturalistes. Polanski et Unsworth composent des images ou chemins et sentiers sont utilisés comme outils narratifs. Dès la première scène, c’est au croisement de deux chemins à travers champs que se rencontrent l’abbé et le père de Tess, lors d’un échange déterminant qui bouleversera la vie de Tess. Plus tard, c’est Tess elle-même qui arpente des routes sinueuses s’étirant vers l’horizon, en calèche ou à pied et, là encore, Polanski cadre de façon à souligner et représenter l’état d’esprit du personnage. Comme ce brouillard diffus obstruant la ligne de fuite de la route derrière Tess lorsque celle-ci ne sait si elle doit rentrer chez elle ou retourner chez celui qu’elle croit aimer. Ou encore ces plans larges, à distance du sujet, pour perdre l’héroïne dans un désert rural qui parait sans fin, lorsque Tess s’en va retrouver sa famille.
Le paysage campagnard nous immerge dans l’époque, nous faisant ressentir la chaleur du soleil printanier dans la première partie du film, le froid et la grisaille dans la seconde lorsque les choses se mettent à mal tourner.
Entre Ciel et Terre
Le tournant du siècle, période charnière à laquelle se déroule l’histoire, est aussi l’occasion de montrer les prémices de la révolution industrielle (un thème déjà présent dans le roman de Thomas Hardy). Polanski montre avec force détails le travail des paysans manipulant la serpe et poussant les charrues aidés par les bêtes de traie. Puis le temps passant à l’écran, il intègre les premières machines, leur modernisme contrastant avec le monde rural, opposant l’Homme à la Nature, et qui sait, le Diable à Dieu? Car si le travail de reconstitution se veut réaliste, Polanski et son chef opérateur y apportent une touche plus romanesque pour illustrer la dimension spirituelle du récit. Tess est une fille de rien, sinon de la Terre. Même le patronyme familial est usé, abîmé déformé par les générations successives, loin de sa noblesse originale – « D’Urbervilles » est devenu « Durbeyfield ». Lorsqu’elle se rend pour la première fois chez Alec D’Urbervilles, il lui explique que sa famille a acheté ce nom. Dans cette société, patronyme et patrimoine se constituent et peuvent s’acquérir, comme Tess elle-même qui devient la possession d’Alec, en échange de quoi il offre une dote confortable aux parents de celle-ci pour la forcer à accepter le « contrat ».
Mais c’est plutôt d’un pacte avec le diable dont il s’agit: Tess perd sa virginité, sa dignité et ses illusions. Elle considère malgré tout Alec comme son premier amour et nourrit des sentiments ambivalents à son égard, car il est le premier à lui avoir fait sentir qu’elle existait. Ce n’est qu’en rencontrant Angel, un jeune homme de bonne famille, qu’elle connaîtra l’amour véritable. Le symbolisme du prénom est sans équivoque: Angel est celui qui peut sauver Tess de sa vie de misère, non pas par sa richesse financière, mais par la noblesse d’âme qu’il représente. Malheureusement, ne pouvant supporter que Tess a déjà eu un enfant avec Alec, Angel décide de partir parcourir le monde pour tenter d’oublier, laissant à nouveau la jeune femme à elle-même.
Tess reste indécise: doit-elle accepter de retourner avec Alec pour vivre une vie désincarnée mais confortable? Si elle affirme son caractère et une force toute féministe, elle reste une enfant perdue, virtuellement orpheline, naviguant entre l’enfer et le paradis. Cet entre-deux mondes symbolisé par de nombreuses scènes se déroulant au crépuscule, l’ « heure dorée » comme la nomment les photographes, avec clairs obscurs et silhouettes à contre-jour; plusieurs séquences se déroulent ainsi au moment où les ténèbres s’abattent sur la campagne – comme pour reprendre Tess? Cette fille que l’Église elle-même rejette, puisque l’abbé refuse d’enterrer le bébé illégitime né de sa liaison avec Alec? Tess nourrit une certaine fascination pour la mort, le désespoir la poussant à l’envisager comme la seule délivrance d’une vie marquée par les abandons successifs (ses parents, le curé, Alec puis Angel). Pour autant, si le film met Tess en scène au seuil de la nuit et de la mort, ni l’une ni l’autre ne sont jamais montrées à l’écran – la mort frappe à plusieurs reprises, mais toujours hors-champs, ou de façon elliptique.
Les histoires d’amour finissent mal en général
Tess, personnage tragique s’il en est, ne parviendra jamais à vivre pleinement, son bonheur étant toujours de courte durée. Dans la dernière partie du film, Angel revient pourtant vers elle et l’on se prend à espérer une conclusion heureuse. Mais lorsqu’elle décide d’occire Alec qu’elle tient responsable de tous ses malheurs (ce qui n’est que partiellement vrai), on sait que sa cavale avec Angel ne peut-être que de courte durée et la punition fatale. Ni ange ni démon, c’est à Stonehenge que Tess passe sa dernière nuit avec Angel, un édifice païen, qui exprime l’ultime renoncement des deux tourtereaux à la foi et à leur appartenance à une société dont les règles et us n’auront fait que se retourner contre eux.
Lorsque les gendarmes retrouvent les deux amants endormis au petit matin, ni Tess ni Angel n’opposent de résistance. Ils ont déjà accepté la fatalité. Angel, impuissant et résigné, suit Tess encadrée par les gardes. Elle avance sans se retourner, sachant qu’elle va finalement quitter ce monde, au moment où elle avait enfin trouvé une raison de vivre. Polanski la laisse s’éloigner de la caméra, le soleil levant dans le dos, comme pour nous dire que la nuit ne l’engloutira pas de si tôt, que la lumière céleste l’accompagnera jusqu’au bout, car contrairement à tous ceux qui l’ont abandonné sur Terre, son ange gardien (Angel ou Dieu ou le Destin) a su reconnaître en cet être malmené et à la vertu salie, la résilience et la force d’une véritable martyre.
En Bref…
Bien que sa réputation et l’appréciation de son œuvre aient beaucoup souffert des accusations de viol déposées à son encontre au début des années 70 (mais retirées depuis), Roman Polanski n’en reste pas moins un cinéaste important ayant signé son lot de classiques dans différents genres. Tess est un film d’une rare maestria. Chaque scène, chaque plan a fait l’objet d’une attention de tous les instants dans sa mise en place et sa construction, que ce soit d’un point de vue formel, scénaristique ou au niveau de la direction d’acteur, d’une méticulosité et d’une précision hallucinantes. En presque 3 heures, Polanski propose tout à la fois un récit romanesque, tragique, social et spirituel. Et son seul film « romantique » de son propre avis. Tess est en effet un film aussi perversement romantique à l’écran que pour la tragique raison qui a poussé Polanski à le réaliser…
@ Jérôme Muslewski