[Critique] LE PASSÉ
Festival de Cannes 2013 – Sélection Officielle – En Compétition
Titre original : Le Passé
Rating:
Origine : France
Réalisateur : Asghar Farhadi
Distribution : Bérénice Bejo, Tahar Rahim, Ali Mosaffa, Babak Karimi, Pauline Burlet, Sabrina Ouazani, Babak Karimi, Elyes Aguis…
Genre : Drame
Date de sortie : 17 mai 2013
Le Pitch :
Marie, une française, essaye de résoudre quelques difficultés avec son mari iranien, Ahmad. Les deux ont longtemps été séparés, et Marie souhaite recommencer à zéro avec un nouveau partenaire, Samir. Elle a demandé à Ahmad de quitter Téhéran et de revenir à Paris, afin qu’il soit présent pour la procédure de divorce, longuement retardées et beaucoup disputées. Légalement, Ahmad n’est pas obligé d’être là, mais Marie veut tourner la page, faire un adieu adulte et civilisé au cuisant échec qu’a été leur mariage, et pour qu’il vienne faire ses adieux aux enfants de Marie : la petite Léa et Lucie, une ado qui fait toujours la gueule. Au grand désarroi d’Ahmad, Marie ne lui a pas réservé une chambre d’hôtel ; pour des raisons compliquées, elle s’attend à ce qu’il dorme chez elle. C’est alors que Samir remarque qu’Ahmad et Marie entretiennent encore la relation d’un couple marié (mais malheureux), et que tous les enfants voient Ahmad comme une figure paternelle. La situation devient un peu plus douloureuse encore lorsque Marie demande à son ancien époux de parler à Lucie pour tenter de comprendre les raisons de sa colère. Ses réponses révèlent des vérités bien plus agonisantes et terrifiantes qu’ils ne pouvaient l’imaginer…
La Critique :
Asghar Farhadi semble regarder le monde avec un certain regret. Ses films contiennent une tristesse qui refuse de s’effacer. Le titre de son dernier long-métrage, Le Passé, est suivi d’un motif de pare-brise, avec des essuies-glaces balayant la pluie qui tombera souvent au cours du récit. Le peu d’humour qu’il y a, semble accidentel, et même ceux qui sont censés être morts versent une larme.
Réalisateur iranien, Farhadi s’était précédemment montré dévastateur avec Une Séparation, un témoignage sur l’Iran contemporain qui traitait la rupture tragique d’un couple et la mortalité de leur amour, ainsi que des idées d’intimité et de domesticité dans un monde où la famille adoptive est la norme. Le Passé reprend le même bagage thématique, fonctionnant à peu près comme une suite spirituelle en région parisienne : Ahmad et Marie, un couple franco-iranien, se retrouvent pour formaliser leur divorce, ce qui force Ahmad à se heurter à l’obscur secret fermement contenu par la fille de Marie, une ado tourmentée. Un secret qui sclérose le couple que son ancienne amante forme avec son nouveau compagnon, Samir.
Ici, la délocalisation de Farhadi en France lui permet de continuer sa dialectique de séparation, examinant cette fois les conséquences de l’après-rupture. Même sans radiographie de la société perse, son cinéma garde une puissance de fascination, chargée d’un grand thème tragique : celui, comme l’indique le titre, du passé et de l’emprise impitoyable qu’il a sur nous. Farhadi montre le désespoir et la colère impliquée dans nos tentatives de défier le passé, d’annuler les mauvais choix de la vie.
Comme dans Une Séparation, son drame est complexe et narrativement ciselé, et souvent, assez brillant, avec toute une mosaïque élégante de détails, de rebondissements inattendus, de surprises, de révélations. Les personnages de Farhadi explorent les profondeurs de leur passé à la façon d’une enquête policière bâtarde, qui ne se passerait que dans la mémoire collective du couple. La force et l’intelligence continuelles de la mise en scène chez le réalisateur sont convaincante : les confrontations ont des airs d’interrogatoires, l’action est confinée largement à l’intérieur et à plusieurs reprises, des personnages ont des échanges inaudibles derrière des vitres ; même si tout ce qu’ils disent se résumerait à des banalités polies, il y a au moins un instant où le soupçon est éveillé.
On se demande d’ailleurs si Farhadi n’a pas surchargé son film avec une abondance presque exotique de détails et de surprises, au point où la structure narrative est peut-être un peu trop surdéterminée : une révélation particulière qui arrive tardivement dans le film semble être un véritable kilo d’information maladroitement communiqué par un certain personnage, qui jouera un rôle crucial vers le dénouement du film, mais qui donne néanmoins l’impression d’arriver de nulle-part. Ne parlons pas de l’absence prolongée d’un autre personnage important, qui rend la scène finale un peu trop facile à deviner.
Mais comme il l’a fait précédemment, Farhadi regarde ses suspects avec une sympathie inébranlable, et la retenue maline de ses acteurs, en particulier la douceur de Tahar Rahim qui n’est pas sans rappeler celle de Peyman Moaadi dans Une Séparation, l’aide à contourner la soupe nostalgique et sentimentalisme qu’un tel scénario produirait chez un autre. Même le fiancé, Samir, qui est présenté sous une lueur antagoniste pour une bonne tranche du récit, s’avère être un vrai être humain lors de l’acte final. Mais la vedette appartient, bien sûr, à Bérénice Bejo, qui explore enfin un côté obscur de son jeu avec le rôle de Marie, la mère désaxée au cœur d’une maison chaotique. Jusqu’ici, Farhadi a toujours préféré la violence verbale, mais les explosions de colère de Bejo résonnent avec une douleur qui frappe plus dur qu’autre chose dans le film. C’est peut-être parce que, contrairement à son rôle superficiel dans The Artist, elle incarne un vrai personnage.
À travers son film, Farhadi nous montre qu’atomiser les relations s’apparente à une vivisection : c’est quelque-chose de douloureux et parfois même de déformant. Marie aurait-t-elle dû finaliser son divorce sans Ahmad ? Aurait-t-elle dû couper les liens avec le passé et s’occuper elle-même du malheur de sa fille Lucie ? Et si la déprime de Lucie vient de son mécontentent envers son nouveau partenaire, ne serait-ce pas mieux qu’elle écarte son ex-mari de l’affaire ? Farhadi connaît les réponses à de telles questions, mais nous montre aussi qu’elles sont impertinentes.
Ce qui s’avère plus intéressant, c’est l’importance qu’il attache au pardon. Dans une longue scène nocturne particulièrement poignante se déroulant dans la cuisine familiale, les enfants sont obligés de s’excuser pour avoir fait une bêtise, faute de ne pas recevoir les cadeaux d’adieux de leur père. La tombée de la pluie dehors souligne le poids de chaque parole, et l’usage extraordinaire que fait Farhadi de la lumière peint les visages de ses personnages d’une beauté ténébreuse. Plus tard, Samir demande pardon à Marie pour son comportement. Furieuse, elle lui répond que ses excuses ne le sortiront pas d’affaire. Peut-être que l’habitude civilisée d’excuse et d’expiation, loin de nous divorcer des méfaits du passé, encourage leur répétition.
Cela fait maintenant deux fois que Farhadi frappe là où ça fait mal. Sa fascination pour la tragédie non-dite est tellement douloureuse, que je doute pouvoir survivre à une trilogie du même thème, et pourtant il y a des fois où la complexité l’amène vers le mélodrame et la limite du plausible. Mais son film est fait avec une finesse prenante et un intellect musclé, et rien n’est plus vrai que dans la scène d’ouverture. Marie vient chercher Ahmad à l’aéroport dans une voiture qui lui est étrangère, et en sortant de son espace de stationnement, elle évite de peu une collision qui n’est pas expliquée, mais qui sera suivie par le titre du film et son motif. Faire marche arrière, c’est dangereux. Reculer, c’est dangereux. Et le passé, c’est dangereux.
@ Daniel Rawnsley
Crédits photos : Memento Films Distribution