[Critique] BROKEN FLOWERS
Titre original : Broken Flowers
Rating:
Origine : États-Unis
Réalisateur : Jim Jarmusch
Distribution : Bill Murray, Jeffrey Wright, Sharon Stone, Frances Conroy, Jessica Lange, Tilda Swinton, Julie Delpy, Chloë Sevigny…
Genre : Comédie/Drame
Date de sortie : 7 septembre 2005
Le Pitch :
Célibataire endurci, Don Johnston vient d’être largué par sa dernière amante, Sherry. Une fois de plus, il est seul. Peut-être est-ce mieux, finalement. Mais contre toute attente, il est soudainement poussé à se confronter à son passé quand il reçoit une mystérieuse lettre rose, envoyée anonymement par l’une de ses anciennes conquêtes qui l’informe qu’il a un fils de 19 ans. Son voisin Winston, homme de famille et amateur de romans policiers, l’incite à résoudre cette énigme qui vient de tomber du ciel et malgré ses hésitations, Don part néanmoins en voyage à travers la campagne, à la recherche d’indices qu’il ira demander auprès de quatre de ses ex-copines. Mais chacune de ces visites imprévues chez ces quatre femmes cachent bien des surprises à Don, le mettant non seulement face à ses erreurs du passé, mais aussi à son existence actuelle…
La Critique :
Depuis sa percée cinématographique en 1984 avec Stranger Than Paradise, le réalisateur-scénariste Jim Jarmusch a dirigé les silences inconfortables comme s’il dirigeait des symphonies.
Les films de Jarmusch se nourrissent beaucoup de ces gros vides entre les mots, qui sont toujours amplifiés par ses cadres statiques et spacieux, et de lents fondus au noir. Il a un don pour traîner autour de scènes deux ou trois secondes après qu’une personne raisonnable les aurait déclarées terminées, comme s’il était curieux de savoir ce qui se passerait une fois que tout le monde aurait fini de dire son texte. Dans son film Coffee and Cigarettes, plusieurs personnages soutenaient la théorie de Nikola Tesla qui affirme que « la terre est un conducteur de résonance acoustique » : une adorable petite phrase qui résume le modus operandi singulier de ce cinéaste distinctif.
Mordant et drôle, Broken Flowers est carrément inondé de « résonances acoustiques ». De plusieurs façons, c’est un film sur le pouvoir du silence dans toutes ses variations menaçantes, déconcertantes et parfois réconfortantes. Bill Murray, dans une des meilleures et plus casse-gueules de ses prestations, joue un séducteur vieillissant, malade de l’âme et maudit qui porte le nom hilarant de Don Johnston (« Non, avec un T, » marmonne-t-il constamment). Largué par sa conquête la plus récente (Julie Delpy), Don reçoit une lettre anonyme tapée à la machine sur du papier rose, l’informant qu’il a soi-disant un fils de 19 ans qui pourraient bien venir le retrouver un de ces jours.
Grâce à l’exubérance de son voisin Winston, obsédé par les romans mystères (un superbe Jeffrey Wright, dans le genre de rôle allumé et loufoque que Jarmusch aurait probablement réservé pour Roberto Benigni quelques années plus tôt), tout ceci devient une grande aventure pour Don, nécessitant un road trip à travers la campagne pendant lequel il devra visiter toutes ses ex-copines. Selon Winston et sa logique livre-de-poche, Don est censé reprendre le contact avec toutes ces vieilles flammes et ensuite dérober discrètos leurs machines à écrire. Ainsi, à son retour, ils pourront faire des tests d’identité (faits maison, puisque Winston n’a pas de laboratoire) et déterminer qui a écrit cette lettre mystère.
Comme avec l’évasion de prison jamais montrée et jamais expliquée dans Down By Law et tous ces stéréotypes d’action urbaine dans Ghost Dog, Jarmusch fait à nouveau un pied de nez délibéré aux mécaniques narratives à haut-concept, les rendant aussi flagrantes et maladroites que possible, tout en s’engageant presque paradoxalement à respecter l’histoire humaine qui gît en dessous.
Broken Flowers est plus ou moins un prétexte pour coincer Bill Murray dans des pièces minuscules pendant très longtemps avec quatre femmes qu’il a largué il y a 20 ans, et la puissance étrange du film vient du superbe contraste entre passé et présent : un long voyage d’idéalisme allant lentement vers la déception. Les grands espaces ouverts et la tragicomédie des liaisons manquées font l’argument d’une vie gâchée ; un homme qui vient de faire des centaines de kilomètres pour enfin se rendre compte qu’il a passé les deux dernières décennies à aller nulle part. De maintes façons, c’est une version filmique des paroles célèbres de Bob Dylan dans sa chanson Tangled Up In Blue. Ces dames ne sont pas exactement contentes de revoir ce Don Johnston, et Jarmusch travaille d’innombrables variations aussi hilarantes qu’inconfortables sur les séquences où ils dînent ensemble à table – allant même jusqu’à trouver des profondeurs d’envie et de tristesse chez nulle autre que Sharon Stone.
Bill Murray est -comme il l’est toujours ces derniers temps- absolument extraordinaire. Son Don Johnston est une coquille vide, somnambule, l’ombre de lui-même. Même un mec dans le coma est plus expressif. Son rôle est un petit triomphe de minimalisme comique, exquisément calculé, et quelque chose proche d’un terminus logique pour tous ses rôles précédents de clowns tristes et épuisés qui souffrent en silence, une vague que Murray a brillamment surfé ces dernières années. Personne ne sait jouer les déprimés comme Bill Murray, et on prend énormément de temps dans Broken Flowers avant de se rendre compte que le bonhomme a à peine bougé un sourcil. Bien sûr, quand et où il choisit de lever ce sourcil est un trait de pur génie qui n’a pas de prix – mais seul un rabat-joie oserait trahir un tel moment.
Je doute qu’il y ait un autre acteur qui pourrait transformer une petite affaire simple comme manger des carottes râpées en une des scènes d’action les plus palpitantes et cathartiques d’un film qui n’en a pas, mais Murray est tellement concentré ici, tellement parfaitement accordé avec l’esthétique impassible, moins-donne-plus de Jarmusch, que même ses gestes les plus insignifiants nous disent tout ce qu’on a besoin de savoir sur Don Johnston. N’est-ce pas un peu incroyable de penser que l’ancien chasseur de fantômes a grandi pour devenir l’icône régnante du désespoir des sexagénaires dans le cinéma moderne ?
@ Daniel Rawnsley
Crédits photos : Bac Films