[Critique] SEUL AU MONDE
Titre original : Cast Away
Rating:
Origine : États-Unis
Réalisateur : Robert Zemeckis
Distribution : Tom Hanks, Helen Hunt, Nick Searcy, Chris Noth, Geoffrey Blake, Jenifer Lewis…
Genre : Drame/Aventure
Date de sortie : 17 janvier 2001
Le Pitch :
Chuck Noland est un manager dévoué chez Fedex. Lors d’un vol Moscou-Los Angeles, son avion s’abîme en pleine mer. Noland, seul survivant, échoue sur une île déserte et doit apprendre à survivre…
la Critique :
Attention, cet article contient des spoilers.
Robert Zemeckis a beau avoir signé quelques films parmi les plus populaires des années 80 (dont un multi-oscarisé), la reconnaissance critique et publique dont il bénéficie se limite à sa maîtrise technique, et principalement à sa capacité à proposer des effets-spéciaux numériques révolutionnaires. Ses tours de magie les plus marquants incluent les premiers effacements de câbles dans la poursuite en Hoverboard de Retour vers le Futur 2, la perforation du corps de Meryl Streep dans La Mort vous va si bien, ou la manipulation d’images d’archives et l’amputation des jambes de Gary Sinise dans Forrest Gump. De même, à défaut d’être le premier à tenter l’expérience, il porta la maîtrise des interactions entre les toons et le monde réel à son zénith avec Qui veut la Peau de Roger Rabbit ? et malgré l’impopularité publique de ses films en motion-capture (Le Pôle Express, Beowulf et Scrooge), il n’en a pas moins contribué à améliorer une technique aujourd’hui presque indispensable à tout blockbuster.
Dans Seul au Monde, l’effet le plus voyant du film n’est autre que la transformation physique de Tom Hanks lui-même. L’histoire nécessitant de le montrer amaigri, la production se déroule en deux phases : dans un premier temps, Zemeckis tourne les scènes de début et de fin montrant le personnage bien portant, puis il s’en va réaliser le thriller Apparences sur une période de six mois, le temps pour Hanks de perdre quelques 25 kilos et de se laisser pousser barbe et cheveux pour les scènes se situant sur l’île.
Néanmoins, si le film recèle quelques effets-spéciaux totalement invisibles, Robert Zemeckis se focalise avant tout sur la mise en scène pour illustrer et mettre en valeur les thèmes du film, à savoir l’impossibilité de maîtriser le temps et l’espace et, plus généralement, la vie. Si on peut qualifier Contact, de néo-2001 (ou « sous »-2001 pour les cinéphiles les plus orthodoxes), il serait pourtant aussi juste de dire que Seul au Monde est l’œuvre la plus Kubrickienne de Zemeckis, pour sa façon d’exprimer ses idées de cinéaste, non pas par les dialogues ou le sujet même, mais par la seule mise en scène. La caméra EST le commentateur invisible et silencieux qui révèle le sens des images.
À temps, partout dans le monde
Si Seul au Monde semble avoir été sponsorisé par Fedex, il n’en est rien, ainsi que l’a répété Robert Zemeckis lors de la promo du film. Le fait que Chuck Noland travaille pour ce transporteur mondialement connu contribue à établir le personnage : un quarantenaire lambda issu de la classe moyenne, dont le rythme de vie est soumis à d’interminables contraintes horaires et géographiques.
Dans son travail, la pression concernant ces deux variables est évidente et Zemeckis choisit donc de démarrer le film dans l’ex-Union Soviétique, un pays en pleine mutation comme l’indiquent les affiches et les annonces-radios du plan d’introduction de la scène. On a beau entendre les chœurs de l’Armée rouge en fond sonore, les moscovites sont tous affairés à retirer les marques de l’ancien régime. La présence des équipes Fedex démontre également l’ouverture nouvelle du pays au capitalisme et à la mondialisation. Zemeckis montre un pays en pleine remise en question de ses fondements et à l’aube d’une nouvelle ère. Soit exactement le cheminement psychologique qu’effectuera Noland au cours de son aventure.
Lors du briefing des équipes locales, Noland insiste sur le chemin que doit parcourir chaque colis et sur les délais de livraison à tenir. Zemeckis dépeint la société de consommation moderne de ce début de millénaire: affranchi de toute contrainte géographique, tout le monde peut acheter, envoyer/recevoir ce qu’il veut en quelques heures/jour. Dans ce nouveau monde ou la mobilité est sans limite, ou se situe donc Noland ? Très impliqué dans son travail, il mène une vie à priori sans histoire avec sa fiancée Kelly (Helen Hunt). Parfaits banlieusards, ils vivent dans une maison coquette, visiblement à l’abri du besoin. Une vie de couple sans histoire, des repas de Noël en famille et un mariage en vue : Chuck Noland est-il un homme heureux pour autant ?
La cage dorée
Oui, notre homme a tout pour être heureux mais plusieurs éléments indiquent que ça n’est peut-être pas le cas. Tout d’abord, sa réussite professionnelle le force à voyager tout le temps : un rêve pour certains, mais source de complications pour la vie de famille. Souvent absent, il ne peut vivre que par intermittence. De plus, son travail implique un rythme effréné, sous une constante pression horaire. Lors de son introduction, le plan débute ainsi sur une pendule, et le discours de motivation qu’il adresse à son équipe insiste clairement sur ce point: il faut respecter les délais à tout prix. Ce modo virant au conditionnement s’insinue forcément dans la vie privée. Lors du repas de famille, Noland apparaît comme isolé de la tablée, à des lieues de l’agitation et du brouhaha ambiant. Il a l’air absent et seul son bipper parvient à le sortir de ses pensées. Le confort matériel a un prix : une dévotion corps et âme à son gagne-pain.
L’espace et le temps
L’urgence et l’organisation quasi-militaire des livraisons sont renforcées par des plans continus filmés au steadycam. La caméra suit les colis de mains en mains, passe d’un personnage à l’autre. L’absence de coupes dans la scène permet de minuter de manière réaliste la vitesse d’exécution de Noland et ses collègues, et d’encadrer leurs objectifs : en un temps donné à l‘écran, le colis doit passer d’un point A à un point B, résumant ainsi leur objectif premier : maîtriser le temps et l’espace pour livrer en temps et en heure les colis qui lui sont confiés.
En revanche, sitôt échoué sur l’île, la réalisation change d’approche : si le décor induit l’impossibilité de se situer dans l’espace, Zemeckis filme des plans fixes et longs, qui indiquent une perte des repères temporels. Dès lors, Noland se retrouve non seulement loin du monde, mais également hors du temps. Toute la partie centrale se déroulant sur l’île illustrera ce principe. D’ailleurs, lorsque Noland découvrira bien plus tard que sa femme a refait sa vie, son remplaçant ne lui dira-t-il pas que celle-ci est « perdue et qu’elle a besoin de temps »? Voici qui cristallise l’importance de ces deux variables dans le scénario et la mise en scène du film.
Changement de cap
Lorsque Noland retrouve la civilisation, Zemeckis continue avec des mouvements de caméra relativement lents afin d’établir un contraste entre le « nouveau » Noland et le monde tel qu’il l’a connu. La vie a continué mais il semble ne plus réussir à remonter sur le manège.
« Le temps, c’est de l’argent » dit le dicton, et lorsque Noland revient de son périple, il ne se reconnaît plus dans cette philosophie. Son exil fortuit lui aura permis d’échapper aux contraintes horaires et donc à la vie sociale et professionnelle telle qu’il l’a toujours envisagée. Sa longue absence, tel un coma, lui a fait perdre ses repères. Une fois rentré, il retrouvera la conscience du temps qui passe et il pourra à nouveau avancer. Reste à savoir si il suivra le même chemin qu’avant. Un autre plan-séquence vient justement illustrer cette reprise du défilement temporel, lorsque Zemeckis fait réapparaître une pendule au détour d’un long travelling circulaire. À la différence près que cette pendule est une antiquité, un modèle classique avec une « âme » alors que celle aperçue en Russie était un modèle purement utilitaire. Le temps n’est plus représenté comme une simple donnée horaire, mais comme une valeur noble. Noland adopte une considération différente du temps et donc, de la vie.
Ce changement de perspective est au centre du film et du parcours de son héros. Paradoxalement, alors que les secours auront tardé à venir, Noland se sera trouvé lui-même.
Seul au monde mais pas tout seul dans sa tête
Comme cela arrive très souvent, le patronyme du héros n’a pas été choisi au hasard : « no land » prophétise en effet la situation qu’il devra affronter. Mais les quatre années à jouer les Robinson ont ici valeur métaphorique d’une thérapie. Tel un bouddhiste effectuant une retraite, Noland va réapprendre à vivre de ce que Mère Nature peut lui offrir. Toutefois, on le voit se rattacher à la montre que Kelly lui a offerte, quand bien même celle-là ne fonctionne plus: cela indique non seulement que sa vie est en pause, mais aussi ce besoin de conserver la « boussole temporelle » qu’elle représente. Pour exister, il faut pouvoir se situer dans le temps.
L’autre lien avec le monde, c’est la photo de sa promise. Pourtant, sa plus grande source d’espoir et de réconfort prendra la forme d’un ballon retrouvé dans un colis. Un ballon que Noland baptisera du nom de la marque qui le commercialise : Wilson. Là encore, ce produit de consommation vise à rapprocher Noland du monde dont il se trouve soudainement coupé.
Dans une première version du scénario, Noland sombrait dans la schizophrénie et se parlait à lui-même. Zemeckis préféra une présence extérieure en la « personne » de Wilson, notamment parce que les champs/contre-champs renforçaient l’impression d’une véritable conversation alors que filmer les dialogues entre les deux personnalités de Noland aurait vite tourné au gimmick et au cabotinage. De plus, les silences de Wilson n’empêchent pas de questionner la santé mentale du héros. Et cette petite voix intérieure, si elle n’est pas le fruit de la folie, peut être assimilée à une forme de spiritualité et prouve à quel point l’Homme a presque par nature besoin de la notion de Dieu. Noland va également dessiner son aventure sur les parois d’une grotte. Ce retour à des comportements primitifs symbolise également la renaissance du personnage.
La croisée des chemins
Nous l’avons vu : Noland revient complètement transformé. On le serait à moins mais à son retour, la vie qu’il connaissait n’est plus. Rien ne dit d’ailleurs qu’il la regrette vraiment (quel sens donner à son ancien emploi qu’il a appris la vraie valeur du temps) mais Kelly l’ayant cru mort et ayant depuis épousé un autre homme, il doit recommencer à zéro.
Afin de mettre un point final à son ancienne vie, il décide d’aller livrer l’unique colis qu’il avait conservé sur l’île sans jamais l’ouvrir. La destinataire n’est autre que la femme entrevue dans le prologue du film. Lors de cette scène, on voit un livreur venir récupérer un colis, que l’on retrouvera dans la scène suivante à Moscou. À priori, cette scène ne semble servir qu’à illustrer le parcours d’un colis Fedex. Mais cette femme dont on sait qu’elle s’appelle Bettina à cause du nom à l’entrée de sa propriété, jouera un rôle plus important à la fin. Dans la première scène, le nom de « Dick » figurait également sur le portail. Lorsque Noland apporte le colis miraculé quatre ans plus tard, celui-ci a été retiré, insinuant que Bettina est désormais un cœur à prendre.
Le film s’ouvrait sur un carrefour au milieu de nulle part, à proximité de la ferme de Bettina. Et c’est justement là que Noland s’arrête lui aussi, ne sachant quelle direction prendre pour repartir.
Le carrefour est un symbole explicite du choix qui s’offre à présent à Noland. Plusieurs plans montrent les routes s’étirant à l’infini vers l’horizon. Les perspectives sont vastes mais lui semble toujours perdu. D’ailleurs, son libre-arbitre ne sera pas sollicité puisque le Destin prend les choses en main. De même que la montre que Kelly lui avait offert avant l’accident avait appartenu à son grand-père durant la guerre du Pacifique ou elle retournera, il semblerait que toutes les boucles soient destinées à être bouclées : une voiture s’arrête et la conductrice offre à Noland des indications précises sur les différentes routes qui s’offrent à lui. Cette dernière n’est autre que la fameuse Bettina à qui Noland vient de livrer son paquet, et à qui les sculptures d’ailes dans son jardin confèrent une aura angélique particulière. Comme si les événements qui avaient mené à leur rencontre avaient été écrits ou, à défaut, prenaient enfin tout leur sens.
Ze-mec-is good
La manière dont Zemeckis dépeint le changement de vie de son héros n’est finalement pas si éloignés des altérations du continuum espace-temps de sa fameuse trilogie Retour vers le Futur en ce qu’elle montre qu’un grain de sable peut parfois changer l’avenir, illustrant par là même la théorie un peu galvaudée de l’effet papillon. Zemeckis est un entertainer certes, mais il n’en reste pas moins un grand cinéaste cherchant à s’affranchir de l’image d’expérimentateur visuel (ce qu’il est néanmoins). Après avoir à nouveau tendu le bâton pour se faire battre en passant le plus clair des années 2000 à inventer le cinéma de demain via la motion-capture, il est finalement revenu au cinéma « live » en 2013 avec Flight. Un film si sobre et anti-manichéen (contrairement au personnage principal incarné par Denzel Washington) qu’il n’a pas su convaincre le grand publique. Son prochain film The Walk qui sortira début 2015 semble être issu du même moule cependant, en dressant un portrait détaillé de l’auteur d’un exploit pourtant bref en soi. Zemeckis semble s’intéresser avant tout à l’étude de caractère et aux motivations psychologiques de son personnage principal. Au vu de sa filmographie, chaque nouveau film de Zemeckis reste de toutes lesfaçons un rendez-vous immanquable et notre cher Gilles ne manquera pas de nous parler de The Walk à sa sortie.
@ Jérôme Muslewski
Crédits photos : United International Pictures